Éviscération 043 – Les songes étranges d’Ariane Gélinas

Bonjour chers Éviscérés !

Pour les lecteurs de Agonies et Écorché, Ariane Gélinas n’a pas besoin de présentations. Il était grand temps qu’on l'invite à répondre au questionnaire de Éviscération!

Qui es-tu?

Ariane Gélinas, auteure et travailleuse littéraire plurielle : chargée de cours (UQTR), directrice littéraire (Sabord), directrice artistique et coéditrice (Brins d’éternité), critique (Lettres québécoises), chroniqueuse (Les libraires), etc. J’aime la multiplicité, tant parmi mes occupations professionnelles que dans l’écriture, même si j’admets avoir une passion marquée pour deux domaines : l’imaginaire et les périodiques. Mes nouvelles et romans relèvent également de plusieurs genres (je ne pense jamais d’emblée en termes de genres lorsque je commence un projet) : fantastique, science-fiction, thriller, noir, historique, prose poétique… et bien sûr, horreur.

Peux-tu nous parler un peu de ton nouveau livre?

Quelques battements d’ailes avant la nuit est mon cinquième roman et mon septième livre (en 2013, j’ai publié un recueil de nouvelles, Le sabbat des éphémères, et en 2011, une novella, L’enfant sans visage). Après m’être penchée sur les communautés disparues du Québec dans la trilogie Les villages assoupis (2012-2014), j’ai souhaité en savoir davantage sur les légendes des Premières Nations. Cet intérêt est perceptible dans Les cendres de Sedna (mon sixième livre, paru en 2016 chez Alire, sans doute mon plus horrifique à ce jour avec la novella « Amarante », chez La maison des viscères) ainsi que dans le tout récent Quelques battements d’ailes avant la nuit, thriller nordique. Le récit nous emmène par-delà le 53e parallèle, dans le mur-écran (de 1,3 kilomètre de long !) de la cité de Fermont, à l’architecture aussi insolite que science-fictive. Séverine, l’héroïne, vient d’emménager dans le mur afin de travailler à la bibliothèque municipale. Mais l’appartement qu’elle occupe fut précédemment habité par une femme trouvée assassinée, drainée de son sang, une cavité circulaire en bas de l’échine. Il va sans dire que l’ambiance est sinistre dans la ville minière. Survient alors une seconde disparition…

Ce roman propose, chapitre après chapitre, une longue montée de la nuit (qui n’est pas présente par hasard dans le titre) et du fantastique. L’atmosphère y devient de plus oppressante et anxiogène…

Quel est le roman a le plus inspiré ton travail?

Il y en a plusieurs, mais puisque je dois nommer un seul ouvrage fondateur : en 2008, j’ai été particulièrement charmée par La nuit soupire quand elle s’arrête, un roman de Frédérick Durand paru chez la défunte Veuve noire (dans lequel l’héroïne a pour prénom Ariane !). Peu de temps après, j’amorçais une correspondance avec l’auteur de cette œuvre unique, inventive, horrifique, délicieusement érotique et poétique (qui sera d’ailleurs rééditée cette année, scoop !). Et l’homme me charmait à son tour…

Tu visites une librairie imaginaire et tu trouves le livre de tes rêves. De quoi parle-t-il?

Le livre de mes rêves ne pourrait être que polymorphe et sans cesse se réécrire, réagencer son contenu, proposer des histoires nouvelles, des sujets inattendus, inédits. Je me visualise, frissonnante d’émotion, l’ouvrir et observer les caractères valser afin de rédiger un récit éphémère, qui s’effriterait sur le papier sitôt la couverture refermée.

En quelques lignes, imagine une scène d’horreur.

Chaque fois que je vais travailler en vélo, j’imagine cette scène horrifique, avec quelques variations.

Le quartier est curieusement silencieux aujourd’hui. Comme si les sons étaient suspendus dans l’atmosphère. Ou alors qu’ils résonnaient avec un délai. Les voisins sont invisibles : je n’aperçois aucun d’eux s’affairer dans son garage avec ses outils, près de la porte ouverte. Les chants des oiseaux, lointains, paraissent assourdis, prisonniers d’un dôme étanche.

Les roues de mon vélo semblent racler l’asphalte en produisant un bruit tonitruant. Aucun aboiement, pas même les yorkshires de l’intersection qui me détestent tant.

Je m’engage sur la piste cyclable, mes mains moites enserrant les guidons. Il n’y a pas de passants, pas de cyclistes, dans les deux directions. Seuls les arbres, aux branches arquées vers le sol.

Mes mâchoires se contractent. Toujours les bruits feutrés, à l’exception de l’avancée de ma bicyclette, si sonore qu’elle avale le reste.

Les bandes peinturées sur l’asphalte se froissent sous les assauts de la chaleur. Une canicule imminente, encore. Sur le côté de la piste, des déchets, des coulisses séchées par le soleil agressif.

Mon cœur se suspend tout en haut de ma cage thoracique.

Je pense à des objets rouillés, que l’on aurait trainés de l’herbe à l’asphalte. Ou l’inverse. Les coulisses rougies donnent l’impression d’être corrodées, à l’égal des chaînes d’un navire ancien. En regardant bien, je constate qu’elles se multiplient. Conduisent vers les coulées aux abords de la piste cyclable, envahies d’épinettes rabougries. En direction de la voie ferrée. De la carrière de sable. Ou mes yeux devinent des vélos renversés. Des passants effondrés, les membres démis. Leurs corps sont à moitié… à moitié rongés, par cette substance brun-rouge en train de sécher partout.

L’odeur de rouille monte, toute puissante, en même temps que la nausée. Un goût de métal inonde ma bouche. Sur le cadre de mon vélo, des gouttelettes perlent. Premières offrandes incertaines d’une averse.

Tandis que je perds l’équilibre, je baisse les yeux vers le gouffre suintant qu’est devenue ma poitrine.

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Peu de chose à dire après cette inquiétante micronouvelle… sauf peut-être vous souhaiter de beaux rêves!

Frédéric Raymond, éditeur
La Maison des viscères

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