Voici un extrait de la novella de Nicolas Handfield. L'anthologie à saveur de terroir Exodes est maintenant en prévente.
AURORE, L'ENFANT DU DIABLE (extrait)
Au petit matin, quand Aurore sort de sa
chambre pour gagner le rez-de-chaussée, elle découvre son frère Léon en plein
milieu de la cuisine, nu comme un ver, debout dans une bassine en métal. La
veuve noire lave le garçon à l’aide d’une brosse à récurer.
— Qu’est-ce que vous
faites? demande Aurore.
— J’me débarrasse de
toute la saleté qui encrasse la maison et j’ai décidé de commencer par ton
crotté de petit frère. C’est pas facile, j’en conviens. C’est pour ça que j’ai
demandé à Rose d’aller m’acheter du savon au magasin général.
Marie-Ange frotte avec
vigueur les fesses et le sexe de l’enfant. Pour la mégère, le prépuce d’un
garçon, ça se nettoie à la grosse brosse. Léon se mord la lèvre du bas pour
changer le mal de place.
— Faut éliminer
toute trace de votre mère et de sa satanée maladie. Je voudrais surtout pas que
vous soyez contaminés pis que vous finissiez à l’asile, vous autres aussi.
C’est bon, Léon, tu peux t’rhabiller.
Le garçon sort de la
bassine tout en se cachant le pénis de la main droite. Humilié, il enfile
maladroitement sa salopette avant de disparaître au deuxième étage, sans même
jeter un regard à sa sœur.
La veuve noire se tourne
vers Aurore. Un sourire grotesque lui barre le visage comme une plaie faite au
couteau.
— À ton tour.
— J’suis assez
vieille pour me laver toute seule.
La femme laisse tomber sa
brosse, s’approche de la fillette, la saisit par le menton et plante son ongle
dans la chair de l’enfant.
— À partir de
maintenant, c’est moé qui décide. Si j’te dis de grimper dans bassine, tu l’fais
sans rouspéter.
— C’est pas vous ma
mère et j’ai donc pas à vous obéir.
La veuve réfléchit un
moment.
— Assis-toé que je
te raconte une histoire. Mes histoires, j’les raconte le matin, pas le soir,
sais-tu pourquoi? Parce qu’elles gardent éveillés les petits enfants.
Aurore prend place à la
table de cuisine. La veuve s’installe devant elle et plante ses yeux noirs de
jais dans ceux de la fillette.
— C’est l’histoire
d’un garçon né avec un bec-de-lièvre. Sais-tu ce que c’est qu’un bec-de-lièvre?
La
fillette secoue la tête.
— C’est une
malformation, un trou juste là entre le nez et la bouche.
La veuve dépose délicatement son index sous
le nez de la gamine un moment.
— Bec-de-lièvre
était hideux au point où sa propre mère r’fusait de le r’garder et d’l’aimer. Elle
pis son mari avaient décidé de pas l’faire baptiser tellement il leur faisait
honte. Lorsque la femme était fatiguée de l’entendre crier pis pleurer, elle
s’efforçait de faire son devoir maternel et lui donnait le sein. Mais aussitôt
le mamelon planté dans la gueule du bébé, Bec-de-lièvre se mettait à y aller d’une
tétée forte qui faisait souffrir la pauv’ femme. Le p’tit avait deux quenottes
sur le devant. La pauv’ devait s’enduire la poitrine de graisse de porc pour alléger
ses souffrances. C’t’enfant-là est pas né
sous les auspices du Bon Dieu, se disait-elle. C’t’enfant-là est le fruit du Malin. Une nuit que le p’tit affamé
braillait et criait dans son berceau, la mère, en beau fusil, l’a pris dans ses
bras pis est sortie dans noirceur. Elle est entrée dans porcherie où les cochons
dormaient empilés les uns su’é autres, baignant dans leur marde. Avec de la grosse
corde, elle a attaché Bec-de-lièvre à la patte d’un gros porc. Le p’tit se
débattait, criait de plus belle. La femme en n’avait même pas pitié. Elle a ensuite
réveillé l’animal d’un bon coup de talon et il s’est enfui en couinant dans la
nuit froide, traînant derrière lui le poupon sur un bon mille. Le lendemain, le
voisin — un vieux garçon un peu simple d’esprit — a retrouvé le porc couché sur
son terrain, un morceau de chair d’un pied et demi de long attaché à sa patte
de derrière. C’était Bec-de-lièvre avec pu d’peau, pu d’bras, pu d’jambes. Mais
ses deux quenottes y sortaient toujours d’la gueule. Prenant la chose pour un
lièvre, le vieux garçon l’a découpée en morceaux avant de le dévorer avec un à-côté
de patates rôties.
Silence dans la cuisine.
— C’est vous la mère
de Bec-de-lièvre? demande Aurore en prenant tout son courage.
— Ça, l’histoire le
dit pas. Bon astheure, tu vas prendre la bassine, tu vas monter dans ta chambre
et tu vas laver ta jaquette pis ta robe. Si tu veux rester dans ta crasse,
c’est ton affaire, mais tu vas au moins nettoyer ton linge. Bouge, c’est pas le
temps de barlander!
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